La Douloureuse renaissance des Savonniers d'Alep / Nissim Casteli

Article

Dans la vieille ville d'Alep, la savonnerie Jebeili, active depuis quatre générations, relance la production de savon après quatorze années de guerre civile qui ont dévasté l'industrie locale. En mars, la production s'accélère avant la chaleur estivale, avec sept tonnes de savon brassées dans un chaudron en acier. Hicham Jebeili, actuel dirigeant, présente un savon vieux de soixante-quinze ans, alors que la durée de vie normale d'un savon est de deux ans. Cette année, il prévoit de produire 500 tonnes de savon dans sa fabrique du quartier de Bab Qinnasrin, alors qu'avant la guerre, il en produisait 700 tonnes en 2010. Pour échapper aux taxes du régime d'Assad, il répartissait auparavant sa production sur plusieurs sites. La guerre civile syrienne, déclenchée en 2011, a stoppé net cette activité. Didier Chehadeh, un autre savonnier, a perdu 2,5 millions d'euros de stocks lors des pillages de 2012 et a dû racheter sa propre marchandise aux voleurs pour honorer ses commandes. Hicham Jebeili a vu sa fabrique détruite par trois barils d'explosifs et sa production chuter à 20 tonnes, qu'il réalisait dans des marmites chez lui pour maintenir le lien avec ses clients. Seuls deux ou trois savonniers sont restés à Alep pendant la guerre, alors que la ville comptait 130 artisans produisant environ 70 000 tonnes de savon par an avant le conflit. Après la reprise d'Alep par le régime en 2016, Hicham Jebeili a reconstruit son usine, mais a dû faire face à la prédation économique du clan Assad, avec des extorsions pouvant atteindre 500 000 dollars pour continuer à travailler. Les transactions en dollars étaient interdites, et la simple mention de cette monnaie pouvait entraîner sept ans de prison. Hicham cachait de l'argent liquide dans les savons en séchage et utilisait deux téléphones pour ses affaires. Depuis la chute du régime dictatorial et l'arrivée d'Ahmed al-Charaa au pouvoir, les taxes ont été supprimées, le dollar est réapparu dans les transactions, et la production reprend. Environ vingt artisans sont revenus, et la production totale atteint aujourd'hui 15 000 tonnes, contre 70 000 tonnes avant la guerre. Hicham Jebeili, président du syndicat des savonniers d'Alep, espère retrouver les parts de marché perdues, notamment en France, où le savon d'Alep est très apprécié. Les savons, inscrits au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, sont fabriqués selon un procédé ancestral à base d'huile ou de grignons d'olive, d'eau, de soude caustique et d'huile de baies de laurier. La pâte est chauffée plus de sept heures à une centaine de degrés, puis coulée, lissée, découpée en cubes et séchée pendant neuf mois. Chaque cube est estampillé à la main, avec une teneur en huile de laurier indiquée (par exemple 60%). Le prix varie selon cette teneur : 15 dollars le kilo à 40% d'huile de laurier, 20 dollars à 60%. L'huile de laurier, achetée 15 000 euros la tonne, est aujourd'hui importée de Turquie. La France est l'un des principaux marchés d'exportation, avec 180 tonnes importées chaque année par l'entreprise Tadé Pays du Levant. Le retour à la consommation de savons solides et l'intérêt pour les produits naturels favorisent cette demande. Cependant, la reconstruction d'Alep est entravée par des infrastructures détruites à plus de 70%, un PIB national en chute de plus de 50% depuis 2011, une livre syrienne ayant perdu presque 100% de sa valeur, 90% de la population vivant sous le seuil de pauvreté, et un taux de chômage d'un Syrien sur quatre. La croissance économique actuelle est estimée à 1,3%. Les entreprises fonctionnent grâce à des générateurs alimentés à l'essence. L'industrie de la savonnerie renaît lentement, avec des entreprises comme Tadé qui ont réimplanté leurs activités à Alep depuis 2018, mais qui doivent encore terminer la fabrication de certains produits en France pour des raisons réglementaires. Le climat des affaires reste incertain, et la levée récente des sanctions économiques par les États-Unis et l'Union européenne, en mai, constitue une première étape pour la reconstruction. Didier Chehadeh, qui a tout perdu puis réinvesti, continue de produire depuis la Turquie, où 20 à 25 savonneries se sont installées à Gaziantep, près de la frontière syrienne. L'absence de protection de marque ou d'indication géographique a favorisé la multiplication de faux savons d'Alep, certains fabriqués avec de la graisse animale et usurpant des noms de fabricants. Hicham Jebeili déplore qu'une vingtaine de fabricants utilisent son nom sans autorisation. La guerre ayant empêché toute réglementation, il est désormais urgent de protéger l'authenticité du savon d'Alep pour éviter une nouvelle guerre, cette fois commerciale.

Voir le numéro de la revue «Echos week-end (Les), 451, 28 Juin 2025»

Autres articles du numéro «Echos week-end (Les)»

Suggestions

De la même série

Au Venezuela, le rhum qui pacifie les gangs /...

Article | SYRACUSE | 2025

Il y a vingt ans, Alberto Vollmer, PDG de l'hacienda Santa Teresa, principale rhumerie du Venezuela, a été agressé dans sa propriété. En réaction, il fonde en 2003 la fondation Alcatraz pour réinsérer les membres de gangs vénézuél...

Populous, l'artiste des arènes / Laurent-Davi...

Article | SYRACUSE | 2025

Populous, cabinet d'architecture fondé en 1983 et présent sur tous les continents, s'impose comme un acteur majeur de la conception de stades et d'arènes à travers le monde. à Strasbourg, il pilote la rénovation du stade de la Mei...

La Douloureuse renaissance des Savonniers d'A...

Article | SYRACUSE | 2025

Dans la vieille ville d'Alep, la savonnerie Jebeili, active depuis quatre générations, relance la production de savon après quatorze années de guerre civile qui ont dévasté l'industrie locale. En mars, la production s'accélère ava...

La Pizza ? C'est Naples qui commande ! / Ezéc...

Article | SYRACUSE | 2025

Autrefois considéré comme un repas de fortune, la pizza napolitaine est aujourd'hui inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'Unesco depuis le 6 décembre 2017, événement qui a suscité la joie des pizzaïolos na...

Le Slip gagne du terrain / Mathilde Carton

Article | SYRACUSE | 2025

Campagne publicitaire mondiale lancée à la mi-mars 2025, mettant en scène Bad Bunny pour Calvin Klein, réalisée par Mario Sorrenti, avec des codes visuels emblématiques de la marque (noir et blanc, focus sur l'élastique du boxer, ...

Chargement des enrichissements...