On a trop marché sur la lune / Béatrice Brasseur

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Beth O'Leary, archéologue et anthropologue, s'est intéressée à la question de la préservation des traces humaines sur la Lune après avoir constaté l'absence de réponse à la question de la protection des vestiges lunaires. Elle a obtenu une bourse de 22 000 dollars du New Mexico Space Grant Consortium et de la NASA pour inventorier les traces d'activité humaine sur la Lune, concentrant ses recherches sur la base d'alunissage d'Apollo 11 dans la Mer de la Tranquillité. Son équipe a dressé la liste de 106 artefacts laissés sur place, parmi lesquels figurent le drapeau américain, un disque contenant des messages de 73 chefs d'État, deux médailles soviétiques à l'effigie de Gagarine et Komarov, l'étage de descente du module lunaire, un rétroréflecteur de télémétrie laser encore utilisé, des caméras, des bottes, des combinaisons, des systèmes de survie, des sacs à vomi, des dispositifs de défécation, une réplique en or d'un rameau d'olivier, une oeuvre d'art intitulée Fallen Astronaut, une plume de faucon, une balle de golf, et une photo de famille laissée par Charles Duke lors d'Apollo 16. Au total, plus de 400 tonnes de culture matérielle sont réparties sur la Lune. La surface lunaire, sans vent et avec une gravité six fois moindre que sur Terre, conserve bien ces vestiges, mais ils ne bénéficient d'aucune protection légale. Le Traité des Nations Unies sur l'espace extra-atmosphérique de 1967 stipule que la Lune ne peut faire l'objet d'appropriation nationale, ce qui empêche de classer la base de la Tranquillité comme site historique national. La NASA a émis des recommandations pour préserver les six sites Apollo, notamment en interdisant d'alunir à moins de 2 km des sites et en limitant les survols pour éviter que le régolithe lunaire ne détériore les vestiges. Ces recommandations ont été reprises dans une loi américaine votée en 2020, mais leur application et leur contrôle restent incertains. L'archéologie spatiale, discipline émergente, s'est imposée en vingt-cinq ans comme un domaine influençant désormais les politiques des agences spatiales, des entreprises privées et des ONG internationales. En janvier 2025, la Lune et la base de la Tranquillité ont été inscrites sur la watchlist des sites en danger du World Monuments Fund, la plus grande ONG de conservation du patrimoine, à l'initiative du Comité scientifique international du patrimoine aérospatial créé en 2023 au sein de l'Icomos. Ce comité vise à coordonner la protection du patrimoine matériel et immatériel de l'humanité sur Terre, en orbite, dans l'espace et sur d'autres mondes. L'inscription au WMF est la première étape d'un processus qui inclut la demande du statut d'observateur auprès du Bureau des affaires spatiales de l'ONU, l'élaboration d'une " archéologie spatiale du futur ", la création de réglementations internationales pour les prochaines missions lunaires et d'une charte inspirée du traité de l'Antarctique. La question de la préservation ne concerne pas que la Lune : des engins sont déjà posés sur Mars et d'autres corps célestes, des satellites et des sondes comme Voyager 1 (à 24,88 milliards de kilomètres de la Terre, 47 ans après son lancement) sont également concernés. La Station spatiale internationale (ISS), active depuis 1998 et habitée depuis 2000, a accueilli 270 astronautes de 20 nationalités (dont 4 Français) et sera détruite en 2031 lors de sa désorbitation par un engin SpaceX. Justin Walsh et Alice Gorman ont mené la première étude archéologique sur l'ISS, en demandant aux astronautes de quadriller et photographier six zones de la station pendant 60 jours, complétée par l'analyse algorithmique de 15 ans d'archives photo, afin de documenter l'utilisation des installations et la culture émergente dans un habitat spatial. L'essor du " new space " et de l'industrie spatiale privée, avec SpaceX (Elon Musk), Blue Origin (Jeff Bezos) et de nombreuses start-up, accélère la nécessité de réfléchir à la préservation du patrimoine spatial. Vast développe la station Haven-2 pour remplacer l'ISS. L'archéologie spatiale s'intéresse à l'évolution de la culture spatiale, marquée par l'ère Apollo (guerre froide, compétitivité, masculinité) puis par l'ISS (coopération multinationale, mixité). Le programme Artemis, lancé par Trump, prévoit d'emmener en 2027 la première femme et la première personne de couleur sur la Lune. Les accords Artemis, signés par 54 États (dont la France, mais ni la Chine ni la Russie), posent des principes de coopération pour l'exploration et l'exploitation de la Lune, de Mars et d'autres corps célestes, tout en rappelant le principe de non-appropriation. Ils incluent des dispositions sur la préservation du patrimoine historique, mais aussi sur l'utilisation des ressources lunaires, indispensables aux missions habitées de longue durée. Le programme Artemis connaît des retards : le retour de l'homme sur la Lune, initialement prévu pour 2024, est reporté à 2027 au mieux, sans date pour une mission martienne. Si la proposition de budget 2026 de la Maison-Blanche est acceptée, la NASA verrait son budget baisser de 24,3 %, soit une réduction de 6 milliards de dollars, menaçant plusieurs programmes scientifiques. La station habitée Lunar Gateway serait mise à l'écart, la fusée SLS et la capsule Orion abandonnées après Artemis III (2027) au profit des lanceurs de SpaceX ou Blue Origin. Elon Musk vise la colonisation de Mars avec sa fusée Starship, mais celle-ci enchaîne les échecs, tandis que la rivalité entre Musk et Bezos s'intensifie. Selon le traité de l'ONU, tout objet lancé dans l'espace reste sous la juridiction et le contrôle du pays d'origine tant qu'il se trouve dans l'espace extra-atmosphérique ou sur un corps céleste. Les restes des missions Apollo appartiennent donc aux États-Unis, et la NASA est tenue d'atténuer tout impact négatif sur des sites culturels importants. Cependant, le site d'alunissage d'Apollo 11 n'est pas inscrit au registre des lieux historiques américains ni au patrimoine mondial de l'Unesco, car il doit d'abord être protégé par le pays qui en a la juridiction, ce qui crée une impasse juridique. Les archéologues insistent sur l'importance de la préservation et de la documentation pour permettre à l'humanité de se souvenir et de comprendre son passé, alors que débute une nouvelle ère d'exploration lunaire et spatiale.

Voir le numéro de la revue «Echos week-end (Les), 451, 28 Juin 2025»

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